La sociologie, les sciences politiques et les études de genre sont souvent interpellées par la problématique de la différence et de ses usages sociaux et politiques. Le concept wébérien de « social closure » (fermeture sociale) (Weber, 1971, 1995) reflète l'ancienneté de cette problématique dans le champ de la sociologie et le dernier numéro de la revue Compaso (2,1: 2011) montre toute l'actualité et la richesse de la réflexion sur la construction des identités sociales, sur la dynamique et les relations sociales.
Sans reprendre le développement conceptuel complexe de Max Weber (pris comme point de départ par tous les articles de Compaso), je voudrais néanmoins rappeler brièvement la distinction opérée par le sociologue allemand entre relations sociales ouvertes et fermées: une relation sociale est « ouverte » vers l'extérieur « lorsque et tant que, d'après les règlements en vigueur, on n'interdit à quiconque qui est effectivement en mesure de le faire, et le désire, de participer à l'activité orientée réciproquement selon le contenu significatif qui la constitue »; à l'opposé, une relation sociale est « fermée » vers l'extérieur «tant que, et dans la mesure où, son contenu significatif ou ses règlements en vigueur excluent, ou bien limitent, la participation, ou la lient à des conditions » (Weber, 1995: 82). L'ouverture d'une relation serait donc le signe d'une définition moins restrictive des règles d'accès à un groupe/une catégorie sociale, et par conséquent les enjeux liés au monopole de la position n'impliquent pas la fermeture, le blocage de l'accès des « autres ». A condition néanmoins, et je voudrais souligner cette partie de la définition de Max Weber, que cet « autre » le « désire » et (surtout) soit « en mesure » de le faire, donc à condition qu'il dispose des ressources et des formes de capital nécessaires pour accéder à cette relation sociale. Puisque, comme le précise le sociologue un peu plus loin (et tout le schéma wébérien de « compréhension » et d'interprétation des relations sociales le sous-entends), il ne faut pas sous-estimer la tendance rationnelle et affective des acteurs sociaux à garder et à défendre la position qu'ils arrivent à occuper: « Toute chance appropriée - même si elle ne l'est pas au plan formel - peut avoir pour conséquence de perpétuer certaines formes stéréotypées d'action sociale» (Weber, 1995: 279). La tendance à la fermeture sociale et à l'instauration des « relations fermées » est donc assez grande chez les groupes qui arrivent à «s'approprier» une chance, qui arrivent à occuper une position privilégiée, qu'ils ont évidemment tendance à conserver et à défendre.
L'intersectîonnalité des rapports sociaux
Réflexions centrales dans toutes les écoles de sociologie, la conceptualisation des relations et des dynamiques sociales, l'étude de la construction sociale des identités et de la définition légitime des ressources efficaces - ce qui est à la base de la légitimation des hiérarchies sociales et politiques - sont des éléments qui traversent, inévitablement, toute recherche sociologique et le groupage thématique « Social closure and identities » de la revue Compaso le démontre « sur le terrain ». Avant de proposer ma lecture et mes questionnements sur une partie de ces articles, je voudrais me pencher rapidement sur la relation que j'appellerai « intrinsèque » de ces mécanismes sociaux de « différenciation », de « fermeture », de « stratification » ou de « distinction » sociale et la sociologie du genre. Entendu comme processus social de construction des identités (qui doit être analysé comme d'autres processus sociaux, tels la race, la classe ou l'ethnie) et comme élément constitutif des rapports de pouvoir (Scott, 1986), le genre est une démarche cognitive qui invite à « penser des rapports de pouvoir naturalisés ou rattachés à des rapports sociaux plus visibles et reconnus » et qui met en relief une double conflictualité, « scientifique et politique » (Varikas, 2006). J'insisterais ici sur cette dimension politique, qui me paraît essentielle dans la compréhension des enjeux des relations sociales et des constructions identitaires, et qui pourrait, je crois, proposer une réflexion supplémentaire et enrichissante aux auteurs qui travaillent avec le concept de « social closure »: « mais aussi politique, dans la mesure où il [le concept de genre, n.n.] suggère que la bi-catégorisation de sexe - l'un des fondements prépolitiques les plus anciens et les plus puissants de la hiérarchie - aurait un caractère arbitraire et conventionnel » (Varikas, 2006: 25). Désessentialiser les identités sociales (dont aussi celles de genre), travailler sur la comparaison mais aussi sur l'intersection des processus et des rapports sociaux (tels le genre, l'ethnie, la classe, l'âge, la race, etc.) est une démarche qui permet, d'une part, saisir la complexité de la construction des identités sociales et des enjeux de pouvoir et qui invite, d'autre part, à départiculariser les recherches sur ces thèmes, en soulignant leur centrante dans la recherche sociologique (Scott 1986; Crenshaw, 1994; Delphy, 2001): « l'articulation du genre et des autres rapports de domination [sera pensée, n.n.] non plus sous la forme de la comparaison, mais sous la forme de I 'intersection c'est-à-dire de la simultanéité ou de l'intrication des formes de domination de race, de classe et de sexe » (Bereni et alii, 2008: 192). Or l'approche comparative assumée par le journal Compaso peut être très bien complétée, sur certains terrains, par l'intersectîonnalité. En fin de compte, les deux invitent à la mise en perspective et à la mise en relation, à la réflexion sur la complexité des identités et des rapports sociaux, qui sont pris dans une maille d'enjeux de pouvoir issus, entre autres, des logiques sociales diverses et différentes auxquelles peut être soumis un acteur social.
C'est à partir de ces considérations théoriques que je proposerai une (re)lecture de quatre articles du numéro thématique de Compaso autour de « social closure »: une analyse de l'idéal démocratique d'égalité et d'autonomie à travers les modalités de l'utilisation et de la répartition de l'argent (des femmes) dans le couple (Bachman, 2011) ; une réflexion sur les stratégies de (re)définition de la fermeture et de la différenciation sociale dans le système de l'éducation publique de New South Wales (Bamberry, 2011) ; une étude de la construction des frontières sociales entre la population majoritaire et la population d'ethnie rome dans la République Chèque (Cviklová, 2011) ; enfin, un examen analytique des formes stratifiées de fermeture sociale en Taiwan, à l'égard des femmes émigrées mariées, mais aussi à l'intérieur de ce groupe social lui-même (Kuo, 2011).
Comment ces articles développent-ils - et sur quels terrains empiriques - la thématique de la fermeture sociale ? Quels sont les concepts théoriques mobilisés en complémentarité au concept de « social closure » ? Quelles sont les frontières interrogées par les auteurs et quelle est/quelles sont la/les perspective(s) mobilisée(s) pour la compréhension des processus de construction des frontières et des différenciations sociales ? Quelle est la place de la dynamique, du changement social dans la (re)définition des relations sociales ouvertes ou fermées, dans l'imposition des frontières? Quels sont les paliers successifs de définition et de négociation des catégories distinctives, et en quelle mesure la différenciation sociale mène à des règles redondantes, cacophoniques, ou bien paradoxales, contradictoires? Quelle attention est accordée à l'imbrication des rapports et des processus sociaux, et comment le croisement, l'intersection des formes multiples de différenciation et d'exclusion pourraient faire avancer la réflexion sur toutes ces thématiques?
Ordre de genre, argent et pouvoir
L'autonomie financière de la femme implique-t-elle son autonomie, son égalité à l'intérieur du couple ? Produit-elle des effets sur l'ordre du genre, c'est-à-dire arrive-t-on à une redéfinition des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes ? Comment se redéfinissent les frontières «traditionnelles » à l'intérieur du couple ? Voilà les questions qui traversent la réflexion de Laurence Bachmann sur la façon dont les femmes suisses de la classe moyenne, fort dotées en capital culturel, se rapportent et utilisent leur « propre argent ». S'appuyant sur le concept d'idéal démocratique d'égalité des genres, sur la théorie foucaldienne de l'autonomie du « sujet » et sur les études portant sur l'argent des femmes et les relations de genre, l'article défend l'hypothèse que le revenu propre est un moteur de l'émancipation des femmes, brisant des frontières de pouvoir à l'intérieur du couple. L'exploitation des théories sur le genre ou sur le régime de genre d'une société pourrait aussi être des pistes de réflexion fertiles (Walby, 2004).
La méthode de l'entretien approfondi permet à l'auteur d'interroger le sens subjectif que les acteurs sociaux - femmes et hommes - donnent à l'argent gagné par la femme, de même que faire un inventaire des pratiques d'utilisation de cet argent par la femme et par le couple. L'idéal démocratique représente, pour ces femmes, un devoir éthique qu'elles entendent traduire par la nécessité de « care of the self ». Préoccupées par leur autonomie en tant que sujets, ces femmes sont en même temps prises dans un régime de genre (qui, par exemple, maintient encore la règle que c'est l'homme qui gagne le plus dans un couple, ou bien que la femme doit donner plus d'attention et dépenser plus d'argent avec l'enfant) qu'elles contestent par certains endroits, mais dont les enjeux de pouvoir ne sont pas toujours visibles et identifiables par ces acteurs sociaux. La majorité des interviewées revendiquent: l'autonomie de la gestion de leur argent, refusant le contrôle du mari ou l'abus de l'utilisation commune de leurs revenus ; l'égalité des tâches ; l'autonomie morale ; le contrôle des risques financiers (par des comptes individuels, par exemple). D'autre part, une partie des interlocutrices placent la relation à l'argent sur le terrain d'une plus grande responsabilité envers les autres, traduisant les frontières économiques et sociales à l'égard des salaires de la femme et de l'homme dans un couple (Bachmann, 2011: 6-9).
Sans être sous l'effet d'une fermeture sociale formelle, le rapport à l'argent est traversé par plusieurs types d'enjeux de pouvoirs et par des frontières informelles: la frontière entre autonomie/contrôle du revenu personnel; salaire plus grand de l'homme/salaire inférieur de la femme dans le couple; « devoir » envers les autres et surtout envers les enfants, dans le cas des femmes/non problématisation en termes de « devoir », de « responsabilité » ou d'autonomie par rapport à la partenaire de la part des hommes. A l'intérieur des relations de genre, ces lignes de démarcation sont le fait des rapports de pouvoir: leur changement est revendiqué par les femmes en termes d'autonomie individuelle et dans le temps, il apparaît comme un enjeu générationnel. Les femmes qui ont la conscience de l'idéal démocratique de l'égalité de genre essaient d'intervenir sur le processus de socialisation, transmettant à leurs filles l'injonction à l'éducation et à l'autonomie financière. La recherche met ainsi en évidence une forme de contestation et même d'usurpation, dans le temps, des règles et frontières qui régissent les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes (Bachmann, 2011: 10). Si pour cette recherche cette dynamique est très visible dans la diachronie, il serait fort intéressant de se pencher également sur l'imbrication des rapports de pouvoir dans la synchronie, et d'étudier, par exemple, l'intersection entre genre, idéal démocratique égalitaire et catégories sociales dans le présent.
La profession d'enseignant au prisme de la fermeture sociale
La fermeture sociale n'a ni le même contenu, ni les mêmes effets partout et à jamais. Comme dans le cas de tout processus social de production identitaire et de différenciation, les mécanismes et les stratégies agencées par la fermeture sociale connaissent des redéfinitions et des reconfigurations imposées par les changements du contexte. L'analyse de la profession d'enseignant dans les écoles publiques australiennes fait apparaître des ruptures importantes (la suppression de l'interdiction juridique concernant l'exercice de cette profession par les «femmes mariées»), ce qui produit l'érosion d'un premier type de fermeture sociale, mais aussi la reconfiguration de nouvelles formes de fermeture sociale à l'intérieur de la profession. Larissa Bamberry s'arrête notamment sur l'agencement de ces nouvelles frontières et lignes de démarcation qui jalonnent le corps des enseignants des écoles publiques dans la région australienne New South Wales. Passée de l'arène juridique dans l'arène étatique, la fermeture sociale de la profession d'enseignent se déploie actuellement à deux niveaux: tant au niveau formel des politiques et des procédures d'organisation, qu'au niveau informel, des interactions quotidiennes, à travers le langage, les actes symboliques ou le contrôle physique. La fermeture de la profession aux « femmes mariées » n'existe plus en tant que telle, mais des formes de fermeture aux « personnes qui ont des responsabilités familiales » jalonnent actuellement la profession ; cette frontière rejoint une autre - celle de la délimitation entre les professeurs permanents, titulaires, et les « casual teachers » (Bamberry, 2011: 21-21). Le genre n'est plus le principal critère d'exclusion, cependant des éléments relevant de la construction sociale du genre (tels la disponibilité, l'engagement familial, les réseaux de socialisation masculins) y sont très présents. C'est une piste de réflexion identifiée par l'auteur, mais qui pourrait être approfondie.
Larissa Bamberry mobilise un développement théorique très intéressant: entendant la fermeture sociale comme un processus de monopolisation des ressources par certains individus ou groupes sociaux afin de formuler des règles légitimes d'exclusion sociale, l'auteur souligne (dans le sillage théorique de T. A. Lee) l'importance des attributs physiques ou sociaux (tel le genre, l'ethnie ou l'éducation) dans la production des inégalités. L'analyse fait appel notamment aux concepts de « exclusionary and usurpationary modes of closure » (Parkin, 1974), prenant en compte tant les stratégies de fermeture que les stratégies individuelles de contestation ou de dépassement, « d'usurpation » des frontières.
Larissa Bamberry s'intéresse à la fois aux mécanismes formels et informels de fermeture et aux stratégies développées pour résister à cette fermeture sociale, choisissant, comme méthode de recherche, l'entretien approfondi (Bamberry, 2011: 2122). Au niveau formel, elle constate que les frontières résultent principalement des mécanismes qui régissent les documents définissant les politiques d'organisation (tels Teacher's Personnel Handbook) et que les « responsabilités familiales » (avoir perdu le contact, pour une période, avec le milieu professionnel de l'école) se constituent en critère d'exclusion. Au niveau informel, l'imposition des lignes de démarcation est évidemment plus difficile à cerner, mais les formes qu'elles revêtent sont en même temps plus diverses. Traités par la direction des écoles, mais aussi (souvent) par les collègues comme des professeurs à statut secondaire, les « casual teachers » sont soumis à différentes formes d'exclusion, voir même de discrimination: traitement différencié, des règles non explicites d'attribution des heures, accès différencié aux ressources pédagogiques, des codes de comportements, de langage et d'interaction « monopolisés » par les professeurs titulaires permanents. En termes de relations sociales, on pourrait dire qu'on a affaire à une relation sociale (partiellement) ouverte ; il serait intéressant de voir qui sont les acteurs sociaux les plus « à même » de remplir les conditions pour accéder à cette relation. Et dans quelle mesure, au niveau des mécanismes informels d'exclusion, le statut professionnel est doublé par d'autres caractéristiques identitaires - tels le genre, l'âge, la catégorie sociale -, qui peuvent faciliter ou, au contraire, rendre plus difficile l'accès à la position de « casual teachers » et ensuite à celle de « permanent teachers ».
Du côté des « casual teachers », l'auteur identifie plusieurs formes de résistance, voire d'usurpation des frontières professionnelles: adhérer à la fédération des enseignants, mobiliser leurs ressources sociales, valoriser leurs compétences de communication et participer aux activités « sociales » des professeurs d'une école sont autant de stratégies individuelles qui permettent le contournement des frontières professionnelles formelles et informelles.
Ethnie, discrimination et exclusion sociale
Les frontières ethniques à l'intérieur d'une nation sont, dans beaucoup de cas, l'une des formes les plus graves et les plus persistantes d'exclusion sociale et elles côtoient, à différents moments historiques, le racisme. Dans la République Chèque de nos jours, la fermeture sociale sépare la population d'ethnie rome de la population majoritaire. Cette question est explorée par Lucie Cvilkovà à travers les pratiques législatives actuelles liées à la discrimination, avec une attention spéciale accordée à l'accès inégal à l'éducation élémentaire comme source centrale de l'exclusion sociale de la minorité rome. La mise en perspective par l'appel à l'histoire permet à l'auteur de cerner la complexité des facteurs et des enjeux, de comprendre les changements mais aussi la reconfiguration, dans des pratiques nouvelles, d'anciennes formes de fermeture et d'exclusion sociale (Cvilkovà, 2011: 58-60).
Au plan théorique, le concept de « social closure » est complété par les notions d'exclusion sociale, de monopole du capital éducatif et aussi par les concepts de discrimination (avec la différence entre discrimination directe et indirecte) et de discrimination multiple; tout ce canevas théorique permet un questionnement complexe des différents niveaux de formulation et d'introduction des règles et des pratiques exclusives (avec notamment la différence entre le niveau juridique et le niveau social) et va, en quelques sortes, dans le sens d'une réflexion sur l'intersectionnalité des rapports de domination. Malgré une législation qui promeut les droits de l'homme et combat la discrimination, les anciens rapports de pouvoir entre la population majoritaire et l'ethnie rome se maintiennent, même s'ils peuvent prendre des formes plus floues. Le placement des enfants roms dans des écoles pour les enfants avec des difficultés d'apprentissage, légitimé par des tests psychologiques, est un exemple très parlant de l'imbrication entre fermeture sociale formelle et informelle.
La distinction entre exclusion sociale et relation sociale fermée se montre très fertile dans l'analyse de la situation de la communauté rome: tandis que les statistiques parlent d'une exclusion sociale de 50% de la population rome, la ségrégation qui se manifeste au niveau de l'accès au système éducationnel et du recrutement sur le marché du travail dévoile des mécanismes de fermeture sociale de la part de la population majoritaire (Cvilkovà, 2011: 67-68). Le mérite de l'article est aussi de mettre en relief la dynamique des relations sociales: les acteurs sociaux sujets à une discrimination développent à leur tour des stratégies de contestation et les litiges à la Cour Européenne des droits de l'homme en sont une illustration très intéressante. Le contexte législatif et institutionnel (dans ce cas celui européen) joue un rôle important, pouvant soit encourager, soit décourager les pratiques de discrimination.
Lucie Cvilkovà montre l'intérêt de l'utilisation du concept de discrimination multiple sur le terrain de l'analyse législative, car « social exclusion is not just about income poverty» (Cvilkovà, 2011: 63). Au niveau social, cela correspond au concept d'intersectionnalité, qui pourrait enrichir la réflexion sur l'intrication des différents critères d'exclusion sociale.
Mariage, genre et migration: des effets composés de fermeture sociale
Le marché et le modèle matrimonial sont en général traversés par des règles et des logiques différentes, relevant principalement des intérêts économiques, des hiérarchies sociales, des normes religieuses et, non en dernier lieu, de la construction du genre de la communauté/société respective. Au Taiwan, la multiplication des mariages avec des femmes migrantes, provenant de Chine et des pays de l'Asie de sud-est (en 2003 le nombre des femmes migrantes mariées atteint les 31,9 %) est un facteur qui amplifie le processus de production de frontières sociales. Une première ligne de séparation - très proche de l'imposition de la fermeture sociale - se dessine entre la population (et surtout les femmes) indigène et les femmes migrantes mariées: celles-ci sont perçues comme moins éduquées et sont considérées comme pouvant être des mères incapables. YiHsuan Chelsea Kuo se penche notamment sur les différentes façons de création, transformation et maintien de ces frontières sociales. Les enjeux ethnosocioéconomiques y sont sans doute importants, mais les différenciations sociales relèvent, avant tout, des représentations des acteurs sociaux (Kuo, 2011: 86).
Une deuxième frontière délimite les femmes mariées provenant de Chine des femmes mariées provenant des pays de l'Asie de sud-est: malgré le stéréotype général au regard des femmes mariées migrantes, les chinoises sont considérées, en quelque sorte paradoxalement, « the best mothers ». Les femmes d'Asie de sud-est sont soumises, si on peut dire ainsi, à une double exclusion: en tant que migrantes mariées, et en tant que sud-asiatiques à l'intérieur du groupe des femmes migrantes mariées. Ce deuxième niveau de différenciation sociale est encore plus dure, les touches racistes marquant une fermeture sociale complète: on leur attribue des vices variés, qui seraient liés à leur «bloodline» et dus à des «défauts génétiques». Elles sont ainsi la cible d'une «triple discrimination », où des facteurs culturels-linguistiques, racistes et socio-économiques s'entrecroisent et se superposent. L'intersectionnalité est de nouveau une piste à développer, avec aussi une attention plus grande à accorder aux effets de pouvoir induits par le régime de genre des sociétés respectives (la société d'accueil - taïwanaise, mais aussi les sociétés d'origine - chinoise ou d'Asie de sud-est).
A son tour, la fermeture sociale peut devenir, pour une partie du groupe exclu, une stratégie d'adaptation, avec une frontière interne entre les femmes migrantes chinoises et les femmes migrantes d'Asie de sud-est, mais aussi avec une espèce de « retournement du stigmate » de la part des femmes chinoises, qui se considèrent meilleures que les femmes taïwanaises. Pour étudier cet usage de la fermeture sociale, Yi-Hsuan Chelsea Kuo fait appel au concept de Parkin de « dual closure ». Les femmes migrantes chinoises agissent dans la logique de « exclusionary closure » par rapport aux femmes migrantes du sud-est de l'Asie (soumises aux stéréotypes les plus lourds) pour améliorer leur position sociale. Les entretiens approfondis permettent à l'auteur d'explorer le niveau subjectif des croyances et des représentations, des attentes et des ajustements aux réalités décevantes. La fermeture sociale peut devenir, dans certaines conditions, une stratégie de résistance à la fermeture du groupe majoritaire et de construction identitaire qui peut ajuster le positionnement social des acteurs qui l'emploient.
Les logiques de différenciation et d'exclusion sociale se montrent donc sinueuses et changeantes, avec des réajustements successifs et des effets de composition multiples. L'origine ethnique, les attributs physiques, le langage, les intérêts économiques, le capital scolaire, le genre sont autant de facteurs qui sillonnent, en creux, les mécanismes complexes de fermeture ou d'exclusion sociale dans le cas des femmes mariées migrantes de Taiwan. Extrêmement riche, la recherche contient en elle-même des directions à approfondir, dont, je crois, celle de la construction sociale du genre.
Quelques réflexions finales
La fermeture sociale, complétée, selon le terrain empirique, par d'autres concepts sociologiques ou juridiques, se montre donc une approche théorique particulièrement fertile dans la réflexion sur la construction des identités et des hiérarchies sociales. Les quatre articles choisis pour ce commentaire portent sur des terrains géographiques et sociologiques très différents à première vue. Sans minimiser l'importance du contexte (soulignée et analysée par chaque auteur), la valeur heuristique de la démarche cognitive proposée par ce numéro thématique de Compaso est donnée, entre autres, par cette diversité remarquable des terrains empiriques explorés. Au contenu dynamique et complexe, la fermeture sociale se conjugue tantôt à l'exclusion sociale et à la discrimination (comme dans le cas de l'ethnie rome de la République Chèque ou des femmes migrantes mariées au Taiwan), tantôt à des relations sociales plus ouvertes (le cas des « casual teachers » d'Australie) ou bien aux rapports de pouvoir qui tiennent du régime de genre d'une société (Walby, 2004). Les règles de différenciation sociale s'entrecroisent et se séparent, se multiplient des fois jusqu'à la cacophonie, d'autre fois se retournent de façon contradictoire. Toutes les études présentées insistent sur la dynamique des relations sociales: rien n'est donné une fois pour toutes, tout se joue et se (re)définit dans les interactions quotidiennes, en fonction aussi des contextes juridiques, politiques et sociaux. Travailler sur la diachronie et sur la synchronie, s'intéresser aux contenus changeants et flou des frontières sociales revient à désessentialiser les identités sociales, à privilégier l'étude des processus, ce qui représente, selon moi, la seule façon de réfléchir sur la diversité sociale, sur l'imbrication subtile et complexe entre les règles et mécanismes qui mettent en place des frontières sociales et les actions individuelles ou collectives de contournement de ces frontières. Il est également à remarquer la pertinence de la distinction entre niveau formel et niveau informel, tout comme la pertinence et l'utilité de la méthode de l'entretien qualitatif dans l'exploration de la construction du sens subjectif des rapports sociaux et dans la compréhension des stratégies individuelles de négociation ou de contestation de la norme. Enfin, je finirai sur l'idée d'intersectionnalité des identités et des rapports sociaux: les quatre articles discutés ici reflètent, de différentes façons, l'intrication d'appartenances sociales multiples (le genre, l'ethnie, la profession ou la classe y sont très visibles). La vertu analytique de la comparaison est évidente et l'objectif de la revue Compaso est salutaire. Au moins pour ce groupage thématique, l'exploration de l'intersection des relations sociales serait, je crois, une continuation très fertile d'une thématique fort intéressante.
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lonela Baluta1
1 University of Bucharest, Romania, [email protected]
lonela Bälutä is associate professor to the Faculty of Political Science, University of Bucharest. Her Ph.D. research in sociology defended in 2005 at the Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) explored gender construction in 19th Romanian century as revealed through medical and national ideologies. Her Ph.D. was published in 2008 (La Bourgeoise respectable: réflexion sur la construction d'une nouvelle identité féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle, éd. Universitatii Bucuresti) and reviewed in 2010 (La Bourgeoise respectable: réflexion sur la construction d'une nouvelle identité féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle, Editions Universitaires Européennes). She is now working on a qualitative research on women's political representation in post communist Romania with a particular concern for the social construction of identities and difference(s). lonela Bälutä coordinates two master programs, namely Equality of chance policies in Romanian and European contexts" and the European EGALES, program coordinated by the University Lyon 2. She is also a member of several professional associations.
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Copyright University of Bucharest, Department of Sociology, Doctoral School of Sociology Fall 2011
Abstract
Désessentialiser les identités sociales (dont aussi celles de genre), travailler sur la comparaison mais aussi sur l'intersection des processus et des rapports sociaux (tels le genre, l'ethnie, la classe, l'âge, la race, etc.) est une démarche qui permet, d'une part, saisir la complexité de la construction des identités sociales et des enjeux de pouvoir et qui invite, d'autre part, à départiculariser les recherches sur ces thèmes, en soulignant leur centrante dans la recherche sociologique (Scott 1986; Crenshaw, 1994; Delphy, 2001): « l'articulation du genre et des autres rapports de domination [sera pensée, n.n.] non plus sous la forme de la comparaison, mais sous la forme de I 'intersection c'est-à-dire de la simultanéité ou de l'intrication des formes de domination de race, de classe et de sexe » (Bereni et alii, 2008: 192).
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